“Nous ne sommes pas des machines” – Lutte ouvrière dans une usine d’électronique chinoise en Pologne

par friends of gongchao (Mars 2013)

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[Pun Ngai, Lu Huilin, Guo Yuhua, Shen Yuan: iSlaves. Ausbeutung und Widerstand in Chinas Foxconn-Fabriken. Vienne 2013; traduit par Echanges et Mouvement: http://www.mondialisme.org]

Une usine d’électronique dans une zone économique spéciale, des bas salaires, des heures de travail à rallonge, des contrats de travail précaires : certes, il est souvent question de conditions de ce genre en Chine, en Malaisie ou au Mexique, mais là ça se passe à seulement 350 kilomètres de Berlin. Chung Hong Electronics, producteur sous-traitant sino-taïwanais de composants pour la multinationale coréenne de l’électronique LG, est implanté dans la zone économique spéciale (ZES) de Wrocław-Kobierzyce, dans le sud-ouest de la Pologne. Fin 2011, les ouvriers de cette usine se sont organisés pour lutter contre leurs mauvaises conditions de travail. Dans un premier temps, Chung Hong a essayé de décourager les ouvriers en évitant de réagir à leurs revendications. Ensuite, l’entreprise a tenté de jouer la carte de la répression. Lorsque les ouvriers se sont mis en grève, la direction a licencié une bonne partie des grévistes sans préavis. De nombreux ouvriers ayant adhéré au syndicat anarcho-syndicaliste Inicjatywa Pracownicza (Initiative ouvrière), celui-ci, suite à l’échec de la grève, a lancé une campagne contre Chung Hong, contre les conditions de travail dans les ZES polonaises et contre les contrats dits ” pourris ” (umowy śmieciowe). Depuis le début de la crise, le gouvernement polonais s’efforce de réduire sans cesse les droits des salariés, notamment en recourant de plus en plus souvent à ce type de contrat. Cet article entend éclairer de façon critique le contexte et l’évolution des conflits autour de l’usine Chung Hong.1

Les zones économiques spéciales

Pendant les années dites de ” la transformation “, après 1989, une grande partie des industries anciennement d’Etat se sont effondrées, et le chômage a grimpé à plus de 20 %. A partir de 1995, le gouvernement polonais a créé des zones économiques spéciales (ZES) afin d’attirer des investissements transnationaux. Non satisfaite de vanter ses bas salaires et sa force de travail relativement bien formée, la Pologne a proposé des dégrèvements fiscaux, des terrains à rabais, des réductions de tarifs douaniers et des subventions directes. Les ZES sont interdites par les traités de l’Union européenne, mais avant son adhésion en 2004, la Pologne avait négocié le maintien de ses 14 ZES sous certaines conditions, et cela jusqu’en 2020. Une prolongation est actuellement à l’étude. La Pologne est donc le seul pays de l’Union européenne à abriter des ZES.

Comme il est impossible de créer de nouvelles ZES en Pologne, un nombre croissant de zones industrielles se sont greffées au fil des ans sur les ZES existantes, dont certaines sont très éloignées des ZES auxquelles elles sont rattachées – l’usine de Chung Hong se trouve ainsi dans la sous-zone de Wrocław-Kobierzyce, située à plus de 400 kilomètres de Tarnobrzeg, la ZES à laquelle elle est rattachée. Les ZES sont donc devenues des constructions légales qui, dans les faits, regroupent des centaines de sous-zones déployées sur l’ensemble du territoire. A travers ce rattachement de zones industrielles existantes, les ZES intègrent une part croissante de la main-d’œuvre industrielle. Actuellement, ce sont environ 10 % des salariés de l’industrie qui travaillent dans des ZES en Pologne.2 Les plus grands investisseurs sont des multinationales comme Volkswagen, Fiat, General Motors, Toyota, Electrolux, Gillette, Michelin, Bridgestone et Kraft.3

Depuis l’éclatement de la crise en 2008, la Pologne est le seul de tous les pays de l’Union européenne à n’avoir connu aucun trimestre de contraction de son PIB. Mais, en dépit cette croissance économique, les ouvriers polonais ont peu de raisons de se réjouir. Le taux de chômage ne cesse de grimper depuis 2008, et les salaires réels, après avoir stagné en 2009, sont en baisse depuis 2011.4

La précarité du travail est un phénomène plus répandu en Pologne que partout ailleurs dans l’UE. La part des contrats de travail à durée déterminée y est passée de 5,8 % en 2000 à 27,7 % fin 2010, contre une moyenne européenne de 14 % au cours de la même période. A quoi s’ajoutent 20,9 % de contrats de mission spécifique, concernant principalement des jeunes ne bénéficiant pas d’un CDI.5 Ces ” contrats pourris ” sont en train de devenir un sujet de préoccupation y compris pour les grands syndicats, les partis et les médias. Toutefois, dans les usines et plus particulièrement dans les ZES, les contrats de mission spécifique ne jouent pas un grand rôle. Les travailleurs y sont au contraire majoritairement en CDD ou salariés d’agences de travail temporaire.6

Chung Hong

Chung Hong est née à Taïwan, mais depuis 1996 l’entreprise a construit plusieurs usines de production en République populaire de Chine : à Suzhou, à Tianjin, à Shenyang et à Yantai. Sur ces sites, le sous-traitant fabrique des circuits imprimés pour les téléviseurs de sociétés comme LG, Philips, BenQ, Acer, Kingston et Samsung. En 2010, Chung Hong employait au total 2.600 ouvriers.7

Lorsqu’en 2004 le fabricant sud-coréen d’électronique LG s’est installé en Pologne, il a emmené avec lui ses fournisseurs, dont Chung Hong Electronics, qui produit des circuits imprimés, des téléviseurs et des écrans LG. L’usine Chung Hong, située à 25 kilomètres au sud de la ville de Wrocław, dans une zone industrielle desservie par une autoroute, a ouvert ses portes en 2007 et emploie actuellement 200 salariés. Les ouvriers de la production sont répartis en plusieurs groupes, dont chacun porte un uniforme de couleur différente et doit assumer des tâches différentes : le premier groupe applique la colle sur les cartes, le second fixe dessus les composants, le troisième teste les fonctions et le quatrième répare les défauts éventuels. C’est ainsi que 140 à 200 circuits imprimés sortent de la chaîne toutes les heures, soit un toutes les quinze à trente secondes. Se superposant à cette division fonctionnelle du travail, il existe une nette division entre hommes et femmes : les hommes se voient attribuer les postes les mieux payés, tels que régleur de machine, alors que les femmes doivent suivre les cadences des machines, pour des salaires qui se maintiennent au bas de l’échelle même au bout de longues années de service.

Les ouvriers gagnent entre 1.500 et 1.600 złotys (environ 380 €) avant impôts, compléments de salaire, primes d’assiduité et d’ancienneté compris ; quant aux travailleurs précaires, ils gagnent 1.400 złotys (340 €).8 Aux dires des ouvriers, on gagne un peu moins chez Chung Hong que dans d’autres entreprises de la ZES situées à proximité. La plupart des salariés sont des jeunes femmes originaires de petites villes proches de la frontière tchèque – une région située à une centaine de kilomètres de la ZES de Wrocław-Kobierzyce et dont le taux de chômage est de 20, voire 30 %. Comme elles ont rarement les moyens de se payer une voiture, elles n’ont d’autre solution que de passer une à deux heures par jour dans un car d’entreprise bondé, ce qui, temps de transport compris, fait des journées d’environ douze heures. Elles font garder leurs enfants par la grand-mère ou un membre de la famille, car il n’y a pas de places en crèche à des prix abordables.

Officiellement, la semaine de travail à Chung Hong est organisée sur cinq jours et sur un système de deux ou trois équipes, selon la saison. La journée de travail est de huit heures, avec une pause déjeuner de vingt minutes ; mais les ouvriers doivent régulièrement effectuer des heures supplémentaires. Chung Hong les oblige notamment à travailler le samedi. Bien que les ouvriers détestent les heures supplémentaires obligatoires, c’est pour eux le seul moyen d’augmenter leur salaire. La plupart des ouvriers sont sous contrat à durée déterminée de six mois à un an, qui est en général prolongé jusqu’à la limite au-delà de laquelle la loi oblige l’entreprise à accorder un contrat de travail à durée indéterminée. Peu de temps après avoir été virés, ces ouvriers sont souvent réembauchés, de nouveau en CDD. Ainsi, l’entreprise se débarrasse-t-elle sans difficulté des ouvriers qu’elle n’apprécie plus, pour ne garder que ceux qui ont ” fait leurs preuves “. Ce qui crée un sentiment d’insécurité : ” Ici tu ne te sens jamais en sécurité. Un jour tu as du boulot, le lendemain tu n’en as plus. On ne sait jamais qui sera touché. ”

En 2009, Chung Hong a pris prétexte de la crise financière pour durcir les conditions de travail dans l’usine : les salaires, les compléments salariaux et la caisse sociale (sur laquelle sont payées les primes de congés et de Noël, etc.) ont été revus à la baisse ; la charge de travail a été augmentée et le nombre d’ouvriers réduit. Dans le même temps, la direction a adopté un ton plus agressif et a considérablement élargi le travail précaire. Au printemps et à l’automne, périodes de pointe où les commandes affluent, les travailleurs précaires représentent désormais jusqu’à 50 % de la main-d’œuvre attachée à la production. Ils sont embauchés pour quelques jours ou tout au plus pour quelques mois, et, s’ils s’absentent pour cause de maladie ne serait-ce qu’une seule fois, ils risquent de se voir refuser la prolongation de leur contrat.

Intervention et organisation

Durant l’automne 2011, une jeune sociologue, membre du syndicat anarcho-syndicaliste Inicjatywa Pracownicza (IP, Initiative ouvrière)9, a travaillé plusieurs mois dans cette usine. Elle comptait effectuer des recherches sur les conditions de travail dans les ZES dans le cadre de sa thèse de doctorat10. Elle s’est inspirée entre autres des travaux de la sociologue chinoise Pun Ngai et en particulier de son livre Made in China, dans lequel l’auteure décrit le travail à la chaîne dans une usine d’électronique à Shenzhen, en Chine, au milieu des années 199011, s’intéressant notamment aux conditions d’exploitation, à la situation spécifique des femmes, qui constituent la majorité de l’effectif de production, aux formes quotidiennes de résistance, au rôle du capital chinois et transnational et à la complicité de l’État dans le contrôle de la main-d’œuvre des usines mondialisées.12

Cette sociologue, qui a travaillé à la chaîne à Chung Hong, a interviewé des ouvriers sur les conditions de travail et diffusé des informations sur l’IO. Au moment où son contrat en CDD se terminait, soit peu avant Noël, un groupe IO s’était déjà constitué à l’intérieur de l’usine. Ce groupe a présenté des revendications à la direction et pris des dispositions en vue du lancement d’un mouvement de grève.

Il n’y avait eu jamais eu de syndicat jusque-là dans l’usine. Mais, depuis quelque temps, un petit cercle d’ouvriers réfléchissait aux actions à entreprendre pour s’opposer à la détérioration des conditions de travail. Ils avaient, entre autres choses, rencontré les représentants de divers syndicats, sans que ceux-ci se montrent particulièrement intéressés par leur cas. La rencontre avec les militants d’IO, en revanche, s’est avérée plus prometteuse : ceux-ci leur ont expliqué comment créer une section syndicale dans le cadre du droit de travail polonaise.13

L’IO joue souvent un rôle d’opposition syndicale de gauche dans les entreprises où des syndicats sont déjà actifs, mais dans les entreprises sans présence syndicale, comme à Chung Hong, le problème est différent. Dans ce genre d’entreprises, lorsque les ouvriers cherchent à prendre contact avec un syndicat, c’est en général dans la perspective de donner forme à un conflit latent ou à une lutte en cours. L’IO est mieux préparée que les grands syndicats à s’engager dans des conflits difficiles, mais lorsque les ouvriers choisissent de créer une section IO, ce n’est pas nécessairement pour des raisons politiques. D’autre part, dans la mesure où ces conflits se terminent fréquemment par le licenciement des ouvriers, il n’est pas rare de voir la section se dissoudre quelque temps plus tard.

Les ouvriers qui étaient à l’initiative de la lutte à Chung Hong venaient de la petite ville de Nowa Ruda, à environ 80 kilomètres de l’usine. Certains se connaissaient déjà en dehors du travail. La plupart travaillaient à l’usine Chung Hong depuis un certain temps et bénéficiaient d’un CDI14. Avec les autres ouvriers en revanche, il était difficile de s’organiser collectivement. En raison du travail en équipes, des longues journées de travail et du transport en bus depuis des villes différentes, les assemblées ne pouvaient se tenir qu’avant la prise de service d’une équipe ou le dimanche s’il était chômé. Entre ouvriers vivant loin les uns des autres et ne disposant pas de voiture, il était quasiment impossible de se retrouver pour discuter. Et pourtant, en moins de trois mois, 80 salariés environ sur 200 avaient adhéré à l’IO, dont des travailleurs précaires. Hormis quelques-uns qui bénéficiaient d’une protection légale contre le licenciement, les membres de la section IO de l’entreprise sont restés anonymes afin d’échapper à la répression de la direction.

En décembre 2011, la section IO avait déjà informé la direction de Chung Hong de son existence et formulé des revendications : augmentation de salaire de 300 złotys par mois pour tous, contrats à durée indéterminée pour les travailleurs précaires, rétablissement de l’indexation annuelle sur l’inflation et de la caisse sociale, suppression des heures supplémentaires obligatoires, maintien du système de transport en cars d’entreprise. Elle exigeait par ailleurs que lui soient fournies les informations auxquelles elle avait droit en tant que syndicat, sur les plans d’équipe, les salaires, la caisse sociale, etc., et réclamait un tableau d’affichage. Dans un premier temps la direction de Chung Hong n’a pas réagi, mais ensuite elle a rusé, traîné des pieds et menacé les ouvriers. Elle a également fait appel un cabinet de juristes jouant le rôle de consultants auprès de certaines entreprises des ZES polonaises, et embauché un nouveau directeur du personnel connu comme ” casseur de syndicats “. Les quelques syndicalistes dont la direction connaissait le nom ont été par la suite contrôlés et harcelés.

La section IO a fait tout son possible pour se mettre en position de pouvoir déclencher une grève légalement, et cherché à éviter toute erreur formelle. Ce qui l’a amenée à se soumettre aux manœuvres dilatoires de la direction de Chung Hong. Comme les négociations ne donnaient rien, y compris dans la phase de médiation, elle a programmé un référendum sur le déclenchement d’une grève pour le mois de juin 2012. La direction a continué à la mettre sous pression, et a exigé d’organiser elle-même ce référendum. À défaut de pouvoir imposer leurs propres projets, les militants ont tenté de faire voter les ouvriers à l’intérieur des cars de l’entreprise – ce qui montre bien qu’elle n’avait pas réussi jusque-là à créer un rapport de forces suffisant pour pouvoir tenir une assemblée dans l’usine sans que l’entreprise s’en mêle, ou même simplement pour obtenir un tableau d’affichage. Du coup (et parce que les syndicalistes n’ont pu monter avec les urnes dans tous les cars de l’entreprise), seuls 54 % des ouvriers ont pris part au référendum. Parmi eux, 89 % ont choisi de faire grève, ce qui, compte tenu de la faible participation, ne représente que 48 % des salariés en CDI – les travailleurs précaires, n’étant même pas considérés comme membres du personnel, n’avaient pas droit de prendre part au vote. On voit donc que, dès la phase de préparation de la grève, les ouvriers les plus actifs de la section syndicale n’avaient pas réussi à surmonter les nombreuses divisions entre ouvriers en CDI, en CDD et précaires, ni entre ouvriers de différentes provenances.

La grève

La grève devait démarrer le lundi 2 juillet 2012, une semaine après la clôture du référendum. Le jeudi 28 juin, le militant le plus en vue de la section s’est trouvé expulsé du car d’entreprise par les gardes maison chargés de la sécurité et par son chef, et s’est vu remettre une lettre de licenciement sans préavis. Lorsque les ouvriers de l’usine l’ont appris, les chefs de la section syndicale et 15 des 50 ouvriers de l’équipe de nuit ont débrayé spontanément. Consultée par téléphone, la direction nationale de l’IO a confirmé que le code du travail autorisait les grèves de protestation contre le renvoi d’un syndicaliste prenant part à un mouvement de grève. Pour échapper à la surveillance permanente dans l’atelier, les grévistes se sont déplacés à la cantine et ont constitué un comité de grève. Mais ils n’avaient pas prévu que les chefs fermeraient immédiatement à clé la porte séparant la cantine de l’atelier, empêchant tout contact avec les autres ouvriers qui se trouvaient toujours sur les chaînes de montage.

La direction a alors déclaré que cette grève spontanée était illégale et a tenté – sans succès – de convoquer un à un les grévistes au bureau. Plus tard, les gardes maison chargés de la sécurité sont venus dire aux grévistes qu’ils devaient soit rester à l’intérieur de la cantine, soit sortir du périmètre de l’entreprise. Des deux côtés la police a été appelée : par la direction pour ” grève illégale “, par les ouvriers pour rétention abusive. La police est venue, mais est repartie sans intervenir. Quelques heures plus tard, les grévistes ont quitté l’usine et des cars d’entreprise spéciaux les ont ramenés chez eux, séparément des autres ouvriers.

Le lendemain, 14 ouvriers de l’équipe du matin ont rejoint le mouvement de grève, mais ensuite, plus rien : plus personne ne s’y est joint. Au départ, la grève illimitée approuvée par référendum devait démarrer la semaine suivante. Mais l’isolement de ceux qui ont pris part à cette grève spontanée a fait que la dynamique s’est retournée contre les militants. Dès vendredi, la direction a fait pression sur les ouvriers restés à l’atelier et leur a demandé de signer une déclaration de loyauté envers l’entreprise, par laquelle ils s’engageaient à ne pas participer à la grève. Et, de fait, ils ont été nombreux à la signer. Le transport des grévistes dans des cars d’entreprise spéciaux et l’interdiction qui leur était faite de pénétrer dans l’atelier ont empêché pratiquement tout contact entre les grévistes et les autres. En fin de compte, seuls 29 ouvriers ont participé à la grève, soit moins de la moitié des syndiqués.

Les ouvriers lockoutés ont poursuivi cette grève minoritaire jusqu’au 10 juillet, sous la forme principalement de sit-in dans le parking de l’entreprise où des banderoles proclamaient : ” Nous ne sommes pas des machines “, ” La direction ment “, ” À bas l’exploitation “. Sur la route passant devant le portail de l’entreprise, des sympathisants manifestaient leur soutien.

Le 10 juillet, tous les grévistes ont été virés sauf un15. Vingt-quatre d’entre eux ont reçu une lettre de licenciement sans préavis, et les quatre syndiqués, protégés du licenciement par le code du travail, ont été dégagés de leur obligation de travail pour une période indéterminée. En pratique, la grève était terminée. Les syndicats en Pologne n’accordent aucune indemnité de grève (et l’IO n’avait de toute façon pas les moyens d’en verser) ; et vu que, même sans grève, le salaire ne suffisait pas à boucler les fins de mois, il était hors de question de poursuivre durablement une grève symbolique de protestation à l’extérieur de l’usine (à l’instar, par exemple, de ce qui s’est fait à l’entreprise Gate Gourmet de Düsseldorf, en Allemagne, en 2005-2006). Les ouvriers renvoyés ont une bonne chance de voir le tribunal leur accorder une indemnisation, voire imposer leur réintégration, mais comme les procès de ce genre durent très longtemps en Pologne, ce n’est pas une solution envisageable.

La campagne

En réaction à ces développements inattendus, l’IO a lancé publiquement un appel à envoyer des lettres et des mails de protestation à Chung Hong et à LG, et à soutenir financièrement les grévistes. Elle a par ailleurs proposé d’organiser des rassemblements devant les bureaux et usines de LG dans d’autres pays. Des sympathisants ont traduit les comptes-rendus et les revendications de la grève en plusieurs langues (dont le chinois et le coréen).

Le 11 juillet, au lendemain des licenciements, les ouvriers renvoyés ont manifesté, accompagnés de sympathisants, à travers la ZES, depuis l’établissement principal LG jusqu’à l’usine Chung Hong. Au changement d’équipes, ils ont distribué aux ouvriers de LG des tracts mettant en avant les problèmes communs aux différentes usines et appelant à soutenir la grève à Chung Hong. Dans le même temps, une information circulait selon laquelle des ouvriers de LG avaient été employés Chung Hong comme briseurs de grève afin de garantir la production.

Le 16 juillet, environ 30 ouvriers licenciés par Chung Hong accompagnés de sympathisants ont occupé pendant plusieurs heures les bureaux de l’Agence polonaise pour le développement industriel à Varsovie. Cet organisme d’Etat est chargé de l’homologation des usines dans les ZES polonaises. Les manifestants ont exigé que l’agence intervienne pour mettre fin au lockout illégal des ouvriers par Chung Hong. Comme il fallait s’y attendre, l’agence n’a rien fait, mais cette action a attiré l’attention des médias. Certains reportages s’en sont pris aux anarchistes et à leur ” taupe ” à Chung Hong (la sociologue), mais d’autres se sont tout de même penchés sur les conditions de travail à l’usine et plus généralement dans les ZES. Des politiciens de l’opposition ont saisi cette occasion pour exprimer publiquement leur solidarité avec es ouvriers. Tentant le tout pour le tout, les ouvriers ont organisé eux-mêmes une conférence de presse dans l’enceinte du Parlement polonais – ce qui n’a rien changé à leur situation.16

Peu après la fin de la grève, l’usine Chung Hong a fermé pour trois semaines de congés d’été. À la rentrée, d’après les ouvriers, l’entreprise s’est trouvée confrontée à d’énormes problèmes de productivité et de qualité. En effet, les ouvriers renvoyés comptaient parmi les plus expérimentés, et le personnel nouvellement embauché avait besoin d’une formation préalable. Un des licenciés au moins a reçu une proposition d’embauche au mois de septembre, qu’il a acceptée après en avoir parlé avec les autres.

Une collecte avait été organisée pendant la grève, mais cela ne pouvait suffire à faire vivre plus longtemps 24 personnes et leurs familles. Comme l’agence pour l’emploi avait suspendu toute aide aux ouvriers, prétendant qu’ils avaient été licenciés pour raisons ” disciplinaires “, ils n’avaient d’autre choix que de se mettre tout de suite à rechercher du travail. Aujourd’hui, certains travaillent dans d’autres entreprises de la ZES, d’autres traversent quotidiennement la frontière pour aller travailler en République tchèque.

Conclusion

Les ouvriers et l’IO expliquent la défaite d’un côté par un rapport des forces défavorable, de l’autre par un certain nombre d’erreurs ” tactiques “. Les militants ouvriers manquaient
totalement d’expérience en matière d’action revendicative. Il faut bien dire qu’ils ne sont pas les seuls dans ce cas dans la Pologne post-transformation. Ce manque d’expérience pourrait expliquer qu’ils n’aient pas pris toute la mesure de l’absence de scrupules de la direction de l’entreprise. L’OI elle-même, qui pourtant est un syndicat militant, n’avait encore jamais eu affaire à un cas de ce genre et n’était pas préparée à un conflit aussi rude.

Est-ce qu’il aurait mieux valu attendre deux jours pour réagir au premier licenciement et déclencher la grève comme prévu deux jours plus tard, plutôt que réagir à la provocation par des actions irréfléchies ? Cela aurait sans doute démotivé les ouvriers les plus actifs et risquait d’être interprété comme un aveu tacite de défaite. De toute manière, la direction aurait pu recourir à d’autres combines.

Les tentatives faites pour impliquer des ouvriers de LG et pour s’adresser à toute ” l’unité de production d’écrans plats ” de la ZES de Wrocław-Kobierzyce sont arrivées trop tard. Certes, lutter contre la coopération productive qui se joue au niveau de la chaîne de production aurait pu contribuer à démasquer la réalité de cette coopération fondée sur la segmentation de la production en plusieurs petites entreprises et à développer un pouvoir de perturbation. Mais ces chaînes de production ne deviennent visibles que lorsqu’une lutte localisée sur un de leurs maillons réussit à les paralyser entièrement. C’est ce qui nous fait dire qu’une implication des ouvriers de LG n’était pas déterminante pour le succès de la grève à Chung Hong, mais aurait pu en être une conséquence si celle-ci avait réellement nui à la production de LG.

Ce sont là des questions de ” tactique “, mais le problème principal, c’est que les militants sont restés isolés tout le temps de la grève. Ce qui pose la question de savoir si, en fin de compte, cette lutte menée dans le respect des normes légales et selon les méthodes syndicales correspondait bien à ce que le groupe d’ouvriers en attendait. Avant la création de la section syndicale, les militants avaient constaté que leurs collègues, craignant la répression et le licenciement, étaient restés passifs. Leur but était donc de créer un cadre sécurisé – le syndicat – qui ferait reculer cette peur. Et ce point de vue avait été corroboré par l’IO.

Au début, ces militants semblaient rencontrer un certain succès, une grande partie du personnel ayant adhéré au syndicat et au bout du compte voté pour la grève. Mais, pendant la grève, ils sont restés isolés, car n’y a pris part qu’une minorité composée de jeunes travaillant depuis longtemps dans l’entreprise et en CDI. La majorité, constituée d’ouvriers plus âgés ou en CDD, est restée extérieure à la grève. Néanmoins, le facteur principal ne semble pas avoir été la division entre ouvriers en CDI d’un côté, en CDD ou précaires de l’autre, mais plutôt le fait que le groupe d’amis de Nowa Ruda n’a pas réussi à faire en sorte que l’information circule au-delà de leur propre cercle. La majorité des ouvriers n’est jamais sortie d’une forme de suivisme passif vis-à-vis du syndicat ni du simple consentement à la grève, parce que le régime en vigueur à l’usine et l’atomisation due à l’éparpillement des lieux de vie, aux contraintes horaires des cars et au manque d’argent ont rendu les discussions collectives extrêmement difficiles, sinon impossibles.

Plutôt que de se concentrer sur ” l’activité syndicale ” et l’acquisition du pouvoir de négociation, un groupe petit mais déterminé aurait pu faire l’expérience d’actions dépassant le cadre légal ou syndical – en organisant des ” défaillances qualité ” ou des grèves perlées, par exemple –, ce qui aurait permis de faire pression sur la direction tout en évitant que les ouvriers renoncent complètement à leur anonymat. Ces actions auraient pu impliquer également les travailleurs précaires.

Au sein de l’IO, l’échec de la grève à Chung Hong a suscité des réactions diverses. Un courant plutôt syndicaliste considère que cet échec est d’ordre tactique et semble désireux d’agir davantage ” comme un véritable syndicat ” dans des conflits futurs, ce qui brouillerait plus encore la distinction avec les syndicats classiques. Un courant militant conçoit le syndicat, non comme un but en soi, mais comme un moyen de prendre contact avec les travailleurs combatifs et d’intervenir politiquement dans la lutte de classe. Ce courant pense que cela peut aussi marcher dans des cas comme Chung Hong, et fait abstraction des problèmes liés à la forme syndicale. Pourtant, des grèves comme celle de Chung Hong créent des frustrations, notamment chez les plus jeunes membres de l’IO, qui ont été particulièrement actifs et impliqués dans le rôle de sympathisants extérieurs et qui espéraient des résultats plus politiques. Les partisans de ce courant ont également critiqué l’usage stratégique du syndicat.

Que pensent les ouvriers qui ont été virés ? Malgré l’échec de la grève, ils considèrent rétrospectivement que leur lutte n’était au fond ni une erreur, ni une chose inutile. Le modèle de développement polonais – vanté en 2009 par le premier ministre Tusk comme ” l’île verte ” perdue au milieu d’une Europe ébranlée par la crise – n’offre aucune perspective aux travailleurs, ce qu’ils savent mieux que quiconque. Dans la forme qu’elle a prise, la grève n’a pas abouti, mais ce début de résistance a été une expérience importante pour les ouvriers, et un exemple pour beaucoup d’autres ailleurs. Elle pourrait être le point de départ de conflits à venir.


“Nous devons agir ensemble, nous devons manifester de la solidarité” -Interviews d’ouvriers dans une usine d’électronique chinoise en Pologne par Inicjatywa Pracownicza (Mai 2012/Mars 2013)


Notes :

1 Article paru d’abord en allemand dans le livre de Pun Ngai, Lu Huilin, Guo Yuhua, Shen Yuan (ed.) : iSlaves – Ausbeutung und Widerstand in Chinas Foxconn-Fabriken (Exploitation et résistance dans les usines de Foxconn en Chine), Vienne, 2013 : http://www.gongchao.org/de/islaves-buch

3 Fin 2011, les ouvriers salariés dans les ZES polonaises était au nombre de 241.594, selon les chiffres officiels (http://orka.sejm.gov.pl/Druki7ka.nsf/0/F000FD11858918DEC1257A100028ECD0/%24File/446.pdf). Ils représentaient 1,7 % de la force de travail globale, qui compte 14.145.000 salariés, et 9,9 % de la main-d’œuvre engagée dans la production, qui en compte 2.440.300 (http://www.stat.gov.pl/cps/rde/xbcr/gus/oz_maly_rocznik_statystyczny_2012.pdf).

3 (http://orka.sejm.gov.pl/Druki7ka.nsf/0/F000FD11858918DEC1257A100028ECD0/%24File/446.pdf

4 http://www.stat.gov.pl/cps/rde/xbcr/gus/POZ_prezentacja_Konferencja_25_wrzesnia_2012.pdf ; ces chiffres officiels ne tiennent compte ni des travailleurs précaires ni des salariés des PME comptant moins de dix salariés. Cf. http://sredniaplaca.pl

5 http://www.eurofound.europa.eu/eiro/2011/11/articles/pl1111019i.htm, http://appsso.eurostat.ec.europa.eu/nui/show.do?dataset=lfsq_etpga&lang=en, http://www.pip.gov.pl/html/pl/sprawozd/10/pdf/r05.pdf

6 Nous ne disposons pas de données statistiques sur ce point. Avant la grève à Chung Hong, les ouvriers en CDD ou salariés d’agences de travail temporaire représentaient environ 80 à 85 % de la force de travail dans l’entreprise.

7 http://www.chunghong.com/aboutus.html

8 En 2011, le salaire minimum en Pologne était de 1.386 złotys avant impôts. En 2012, de 1.500 złotys. Les ouvriers de Chung Hong ont précisé que certains d’entre eux gagnaient moins que le salaire minimum.

9 L’IO vient du milieu anarchiste et lui reste étroitement liée. Elle a été officiellement fondée comme syndicat en 2004 à la suite d’une fusion avec des syndicalistes de gauche déçus des autres petits syndicats auxquels ils appartenaient. L’IO est structurée selon des principes de démocratie directe et ne compte ni permanent ni appareil bureaucratique. Cf. http://ozzip.pl/

10 Son mémoire de recherche est disponible en polonais à : http://www.ekologiasztuka.pl/pdf/strefy_raport_maciejewska_2012.pdf

11 NDLT : Voir sur le même thème un autre livre de Pun Ngai : Avis au consommateur, L’Insomniaque, 2011

12 Pun Ngai, Made in China: Women Factory Workers in a Global Workplace. Durham, 2005. En polonais : Pun Ngai, Pracownice chińskich fabryk. Poznań, 2010. Un chapitre de ce livre a été publié en allemand dans : Pun Ngai/Li Wanwei: Dagongmei. Arbeiterinnen aus Chinas Weltmarktfabriken erzählen. Berlin, 2008, cf. http://www.gongchao.org/de/dagongmei-buch.

13 En Pologne, un syndicat peut s’implanter légalement dans une entreprise dès lors qu’une section est créée par au moins 10 % du personnel. Si c’est le premier syndicat que compte l’entreprise, il représente automatiquement l’ensemble des salariés. Seuls les syndicats peuvent appeler à la grève. Le processus de négociation collective est comparable à celui qui existe en Allemagne : annulation ou résiliation de l’accord d’entreprise (le cas échéant), revendications, négociations, référendum de grève, médiation et enfin – mais seulement en dernier ressort –grève.

14 Au départ, Chung Hong avait tellement réduit la durée des contrats de travail que leur renouvellement obligeait à embaucher certains salariés en CDI après un délai relativement court. Ce qui explique qu’aujourd’hui 15 à 20 % de la force de travail à Chung Hong bénéficie de contrats en CDI, une proportion plus élevée que dans d’autres entreprises comparables présentes dans les ZES.

15 Une gréviste avait dû prendre un congé maladie pendant la grève spontanée.

16 La campagne et son écho médiatique ont sans doute joué un rôle dans la sensibilisation du public vis-à-vis des ” contrats pourris “, ce qui a même donné naissance à un discours politique officiel. Cependant, le problème était d’un autre ordre à Chung Hong : les bas salaires et les mauvaises conditions de travail n’étaient pas dus à un système de contrats de mission spécifique non admis par le code du travail, mais au contraire à des contrats de travail ordinaires, admis par le code du travail.

 

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