Des modes de gestion de la main-d’oeuvre différents ? Foxconn en République Tchèque

par Devi Sacchetto et Rutvica Andrijasevic (Mars 2013)

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[Pun Ngai, Lu Huilin, Guo Yuhua, Shen Yuan: iSlaves. Ausbeutung und Widerstand in Chinas Foxconn-Fabriken. Vienne 2013; traduit par Echanges et Mouvement: http://www.mondialisme.org]

Introduction

Ces dernières années, les medias ont mis en avant les suicides de travailleurs de la société Foxconn en Chine, alors qu’on en sait peu sur les usines de Foxconn en Europe de l’Est. Les sites de production de Pardubice et Kutna Hora emploient au total entre 8 et 9000 ouvriers. Ces deux usines produisent pour de grandes marques internationales (HP, Samsung, Chimei, Innolux, Cisco et, il y a quelques années encore pour Apple) et leurs effectifs se répartissent assez nettement entre salariés employés en direct et ceux embauchés par les agences de recrutement internationales1. Un haut niveau de flexibilité de la production, un fort turnover et une déqualification du travail entraînent un besoin constant de main-d’œuvre.

Fabrication européenne à la mode chinoise ?

La République tchèque est une sorte de zone d’exportation spéciale dans laquelle les multinationales peuvent expérimenter différents modèles de gestion de la main-d’œuvre, dans une fourchette salariale moyenne pour l’Union Européenne. Cette production industrielle est soutenue par une ” machine ” étatique efficace que plusieurs pays d’Europe de l’Est ont mis en place afin d’attirer les investissements étrangers. Dans le cas de Foxconn, l’entreprise a bénéficié d’exonérations d’impôts pendant 10 ans, entre 2000 et 2010, et a pu, par conséquent, user de l’étiquette “fabriqué en UE” sur ses produits plutôt que “made in China”2. Les pays d’Europe de l’Est jouent un rôle essentiel dans la production des technologies d’information et de communication (TIC) destinée au marché de l’Europe de l’Ouest. La République tchèque est communément désignée comme le pôle de fabrication informatique pour le marché de l’Europe occidentale. Les deux usines de Foxconn en République tchèque — à Pardubice et Kutna Hora — sont comparables quant au recrutement et l’organisation du travail.3

L’usine de Pardubice fonctionne depuis 2000, Foxconn ayant racheté l’entreprise HTT Tesla qui y était implantée. Lors des pics de production, les effectifs s’élèvent a 5 à 6000 ouvriers. Le site de production de Kutna Hora, situé à environ 40 km de Pardubice, a ouvert en 2008 et emploie 2500 à 3000 travailleurs. Dans ces deux usines, la main-d’œuvre est principalement masculine et les ouvriers travaillent dans des services divisés de manière très stricte par marque et par produit tels que Samsung, Chimei, Innolux, Cisco, Hewlett-Packard et Apple. Cette division horizontale entre les marques, en plus de la division verticale entre les services, crée des barrières de communication entre les travailleurs, et, comme nous le verrons, cela engendre entre eux de nombreuses frictions et incompréhensions.

Un employé du service informatique l’exprime ainsi :

” Je n’ai pas l’impression d’avoir des gens en-dessous de moi travaillant à la chaîne. Je n’ai aucune possibilité de rencontrer des ouvriers, particulièrement ceux qui sont affectés à la production. Je ne côtoie que les collègues de mon service. Pour moi, la chaîne se matérialise seulement par des nombres ou des mots […]; la chaîne de montage reste quelque chose de très théorique pour moi. ” (ouvrier permanent tchèque, Pardubice 12/9/12)

A l’heure actuelle, les travailleurs sont recrutés et employés par la société elle-même. Ce n’est pas le cas des travailleurs que les agences mettent à disposition ; si Foxconn contacte des agences pour demander de la main-d’œuvre, celles-ci recrutent les travailleurs à l’étranger, en Slovaquie, Pologne, Roumanie et Bulgarie. Les ouvriers immigrés qui ne parlent pas le tchèque se font aider par un interprète. Voici un extrait d’entretien concernant les tests de recrutement et la formation que les salariés des agences reçoivent lors de leur placement chez Foxconn :

” Lorsque j’ai postulé pour l’emploi [avec l’agence], j’ai du passer deux tests, un en Pologne et l’autre ici [à Pardubice]. Cela n’a pris en tout que 20 minutes et tu ne peux même pas remplir le test par toi-même : ils te disent les cases que tu dois cocher. A Foxconn, ils m’ont expliqué ce que j’avais à faire. Je n’avais pas de formation mais quand j’ai commencé à travailler, on m’a mis sur la chaîne de montage et on m’a montré comment faire. Au bout de 3 heures, on m’a fait signer un document comme quoi j’avais passé la formation. De fait, cela m’a pris une semaine pour apprendre les tâches à accomplir. ” (ouvrier polonais recruté par une agence, Pardubice 30/8/12)

A Foxconn, ils devaient faire face à des managers taiwanais, chinois ou anglais, qui ont pris la relève pour mener la coordination et l’encadrement dans les différents services :

” Quand Foxconn a démarré il y a 12 ans, la plupart des managers étaient chinois et taiwanais, mais maintenant, nombre d’entre eux sont tchèques. Il y a aussi des managers écossais puisque Foxconn a repris Compaq et HP… Le rôle des managers chinois est très important : ils peuvent décider de muter des salariés et de faire respecter le règlement. ” (salarié permanent tchèque, Pardubice 31/8/12)

Les managers étrangers tentèrent d’infléchir l’attitude des ouvriers en fonction des besoins du marché.

” Avant [à Tesla], nous travaillions de 6 heures du matin à 14h30 et maintenant, on travaille de 8 heures à 16h30… Quand Foxconn a repris la direction, lorsqu’il y avait un problème à 16h, on ne pouvait pas quitter le travail jusqu’à ce que ce problème soit résolu. On ne pouvait pas dire ” non ” et, même si on était déjà rendu à la maison et qu’il y avait quelque chose à faire, les managers chinois venaient vous chercher et vous remettre au boulot et, ensuite, vous ramenaient à la maison une fois que c’était fini. C’est arrivé qu’on vienne me chercher après le travail, à 18h, qu’on me remette au travail et qu’on me ramène ensuite à la maison à 23h. Avec la nouvelle direction de Foxconn, les choses doivent être faites et immédiatement… Quand l’entreprise Foxconn a démarré, ils voulaient créer à Pardubice à peu près ce qu’ils avaient réalisé à Shenzhen. La loyauté est importante là-bas. Mais ici, les choses ne se passent pas comme ça et les gens ne fonctionnent pas de cette manière. Du coup, c’était les Chinois qui avaient tort. ” (salarié permanent tchèque à la retraite, Pardubice 13/9/12)

Un certain nombre d’ingénieurs tchèques sont passés par une formation spéciale d’un mois dans l’usine de Shenzhen. Un ancien salarié de Foxconn, envoyé en Chine pour suivre cette formation, est encore impressionné par cette expérience :

” Je suis resté en Chine pendant un mois avec 20 autres salariés tchèques. Cela m’a choqué, mais c’était aussi intéressant parce que c’était organisé comme à l’armée. On nous a logés dans un hôtel à l’intérieur du site industriel. On devait démarrer la journée à 8h et finir à 19h et on devait faire des comptes-rendus toutes les deux heures sur ce qu’on faisait et ce qu’on apprenait ; et rebelote, à la fin de la journée, à la fin de la semaine et du mois — à la fois sur nos progrès personnels et la qualité de la formation qu’on suivait. ” (ex salarié permanent tchèque, Pardubice 31/8/12)

Division du travail et division entre travailleurs

La répartition des travailleurs au sein des usines est basée sur des critères du type nationalité, âge, sexe, niveau de diplôme, tâches à réaliser et type de contrat. La division est matérialisée par le port d’uniformes de différentes couleurs : ” le formateur porte un T-shirt violet, le chef d’équipe est en vert, les contrôleurs qualité en jaune, le chef de la chaîne en blanc, le chef d’atelier en noir et les magasiniers en rouge. ” (travailleur roumain recruté par une agence, Pardubice 8/9/12). Les chefs d’atelier sont des salariés permanents tchèques et parfois slovaques, tandis que les coordinateurs des agences sont chargés de la qualité, de la quantité produite et des horaires de travail de leurs salariés. L’agence de recrutement est responsable, formellement ou non, d’une chaîne de montage et étant donné que la plupart des salariés des agences ne parlent pas le tchèque, la production est gérée par un coordinateur qui souvent sert également d’interprète. De manière schématique, la division interne se décline comme suit :

1) Tchèques, Anglais et Chinois assurent les tâches de direction. La plupart parlent anglais et en constituent l’élite ;

2) Les salariés tchèques et une petite partie des ouvriers immigrés sont employés dans les services administratifs et les ressources humaines. Ils bénéficient d’un contrat à durée indéterminée et maîtrisent l’anglais de base ;

3) Tchèques et Slovaques assurent les fonctions de maîtrise, d’encadrement et de chef d’équipe. Les mêmes fonctions sont assurées par une poignée d’immigrés qui ont un contrat à durée indéterminée ou qui sont embauchés par les agences en tant que coordinateurs ;

4) Tchèques et Slovaques et une petite partie de migrants, embauchés en contrat temporaire de deux ou trois mois (au maximum deux ans), assurent différentes missions, sur la chaîne et ailleurs ;

5) Des travailleurs immigrés originaires de l’Union Européenne (principalement des Slovaques, des Polonais, des Roumains et des Bulgares), y compris quelques Tchèques ainsi que des immigrés non-européens, essentiellement de jeunes gens travaillant sur les chaînes de montage. Un faible nombre de travailleurs immigrés sont chefs d’équipe et interprètes. Les ouvriers de l’UE et notamment tchèques peuvent être ” loués ” par l’intermédiaire d’un sous-traitant de l’entreprise, c’est-à-dire, une agence ;

6) Les immigrés non européens (Vietnamiens, Mongoles et Ukrainiens), qui sont recrutés et/ou employés en direct par Foxconn, travaillent sur la chaîne de montage en tant que techniciens informatiques ou contremaîtres.

Organisation du travail et formes de contrôle

Les tâches réalisées par les ouvriers dans les unités de production sont souvent simples. L’exigence principale est la rapidité d’exécution. La stratégie de l’entreprise se développe en fonction des incertitudes du marché. En 2008, le site de Kutna Hora, après quelques mois de fonctionnement, a licencié 100 travailleurs. Tandis qu’en juillet 2009, seulement 800 salariés étaient encore employés, à la fin de l’été, Foxconn se proposait d’embaucher 1000 salariés supplémentaires avant la fin de l’année. En juillet 2011, Foxconn a annoncé que le site de Kutna Hora pourrait fermer et que de nouvelles activités pourraient commencer dans d’autres villes de la République tchèque telles que Jihlava or Třebič.

Dans les deux sites de production tchèques, les salariés assemblent des composants qui proviennent de plusieurs pays, mais principalement de Chine, et les produits finis sont vendus sur le marché d’Europe de l’Ouest. Les dirigeants ont pour objectif d’augmenter les taux de productivité : ” La productivité dans les usines tchèques est grosso modo la même que celle des sites de production chinois mais l’absentéisme atteint 15% certains jours. ” (Evertiq 2007; Bormann, Plank 2010: 43)

Une petite partie des salariés étant passé par les deux usines tchèques s’accordent pour dire qu’à Kutna Hora, les conditions de travail sont meilleures qu’à Pardubice en termes de rythme de travail et de relations avec la hiérarchie. Cela pourrait également s’expliquer par la différence de types de production : les serveurs sont produits à Kutna Hora et les ordinateurs portables et les ordinateurs de bureau à Pardubice :

” J’ai préféré Kutna Hora parce qu’il n’y avait pas d’équipe de 12 heures et le chef d’équipe et le chef d’atelier nous traitaient comme des amis et nous aidaient. A Kutna Hora, lorsqu’il n’y a pas de travail sur une chaîne, ils vous mettent sur l’autre, où il y a du boulot et tout le monde se met au travail. Ils ne renvoient pas les gens chez eux s’il n’y a pas de travail. ” (ex salarié polonais d’une agence de recrutement, Pardubice 2/9/12)

Les travailleurs sont jeunes en général, particulièrement dans les services de production parce que la chaîne est rapide et le travail répétitif : les ouvriers doivent accomplir chaque opération en 40 à 60 secondes. Travailler sur la chaîne est un boulot simple et la main-d’œuvre y est facilement remplaçable. La chaîne de montage et l’emballage sont aussi les boulots où se trouvent la plupart des travailleurs temporaires engagés par l’intermédiaire des agences :

” Ils ne veulent que des gens de 20 à 35 ans parce que le rythme de travail est très rapide… Les plus âgés ne supportent pas la chaîne. C’est un boulot physiquement épuisant et les gens âgés n’arrivent pas à faire ce travail pendant plus de 5 mois, en particulier ceux qui ont plus de 50 ans. ” (salarié roumain d’une agence, 1/9/12)

Les femmes sont plutôt orientées vers des tâches qui ne nécessitent pas de porter de lourdes charges, ainsi qu’il est stipulé par le code du travail. Les équipes de nuit sont particulièrement difficiles pour les salariés âgés et pour ceux qui ont des enfants à cause de :

” leurs effets perturbateurs… Il y a des gens qui dépriment à cause de ces équipes de nuit, d’autres qui ne peuvent pas les supporter et certains quittent même l’entreprise à cause de cela. Les gens qui travaillent en équipe de nuit sont nerveux, irritables et crevés. ” (salarié permanent tchèque, Pardubice 13/9/12).

La politique de l’entreprise accorde une importance particulière aux niveaux de diplôme mais exclusivement pour ceux qui travaillent dans les services administratifs, l’ingénierie et les postes de management. Les salariés sur la chaîne de montage, au contraire, ne sont pas recrutés en fonction de leurs diplômes, mais plutôt en fonction de leur âge et de leur capacité à suivre les cadences accélérées de la production.

” Selon moi, le niveau d’enseignement ne semble pas avoir beaucoup d’importance dans l’usine puisque je travaille avec deux autres personnes au même poste : un des gars n’a pas de diplôme mais beaucoup d’expérience, l’autre a terminé le secondaire et a réussi l’examen, alors que moi, je n’ai pas passé l’examen final. Ainsi, nous avons tous les trois des niveaux d’étude différents mais nous travaillons sur le même poste. De fait, je pense que le niveau d’étude n’est pas important. ” (salarié permanent slovaque, Pardubice 10/9/12)

Sur la chaîne de montage, les consignes apparaissent sur les écrans placés au-dessus de la tête des travailleurs, ces derniers pouvant lire ainsi comment réaliser la tâche et atteindre l’objectif de production. Dans l’éventualité où les ouvriers ne seraient pas capables d’accomplir les tâches prévues ou commettent des erreurs, ils payent une amende ou n’obtiennent pas de prime. Tous les ouvriers sont debout tout le temps, excepté pour quelques tâches. S’ils s’assoient ou s’ils s’appuient sur la chaîne sans autorisation, on leur inflige une amende :

” Personne ne m’a expliqué les instructions ; tout est indiqué à l’écran et puis le chef d’équipe vient contrôler mon travail. Je me prends une amende pouvant aller jusqu’à 2000 couronnes (80 euros) si je m’assoie ou si je m’appuie sur le rebord. C’est un boulot rapide, sans arrêt ; ils peuvent vérifier si tu es dans la norme parce qu’il y a un panneau d’affichage pour les 4 chaînes de montage et il y a des voyants rouges et verts à côté de chaque chaîne ; ils sont rouges quand tu n’as pas fait le quota et verts quand on est dans les clous. Quand le voyant rouge clignote, le surveillant et le chef d’équipe s’amènent et harcèlent les gens pour qu’ils travaillent plus vite. ” (salarié polonais d’agence de recrutement, Pardubice 8/9/12)

Un ouvrier mongole de 40 ans affirme que le ” travail, c’est le travail ” et que ce n’est pas la peine de se plaindre :

” Le rythme est rapide, mais tout dépend de là où tu te trouves sur la chaîne. C’est un boulot qu’il faut faire en équipe. En une heure, 7 personnes arrivent à produire environ 53 ordinateurs. ” (salarié permanent, Pardubice 1/3/12).

Malgré tout, les cadences et le temps limité accordé pour se reposer, surtout lorsqu’on travaille en équipe de 12h et qu’on dort dans une chambrée avec d’autres ouvriers, tout cela engendre beaucoup d’accidents :

” Il y a beaucoup d’accidents pendant le travail parce que les ouvriers ne dorment pas assez ” (ex salarié tchèque de Foxconn, Kutna Hora, 25/2/2012)

Les contrôles menés sur un échantillon de composants permettent de vérifier la qualité du travail réalisé et aussi de repérer immédiatement l’auteur d’une erreur éventuelle. Ce système est également mis en œuvre pour éviter un taux de rebut trop élevé. Le principe de la chaîne de montage impose un morcellement du processus de production ; les ouvriers réalisent des tâches extrêmement circonscrites et ne voient pas le produit final.

Les variations importantes de la production exigent non seulement une disponibilité rapide en main-d’œuvre, mais aussi une polyvalence des salariés très élevée. Lors des pics de production, les chaînes de montage sont divisées selon les nationalités, les ouvriers d’un même pays travaillant sur une chaîne et ceux d’une autre, sur une chaîne différente. Certains salariés peuvent travailler à tous les postes et remplacer n’importe qui sur la chaîne de montage ; ces ouvriers gagnent plus que les autres. Un de ces travailleurs raconte :

” Je suis chez Foxconn depuis 5 ans. J’ai occupé quasiment touts les postes de l’atelier. A chaque fois, on m’a changé de poste, mais ce n’était pas une promotion. C’était juste pour changer. La stratégie de Foxconn est de disposer de salariés flexibles capables d’effectuer des tâches différentes. ” (salarié permanent slovaque, Pardubice 10/9/12)

Le travail en équipe de 12h et la pression à la productivité sont les causes principales d’un turnover annuel de 25 à 30 %. Le potentiel de recrutement des agences en nouveaux salariés permet à la direction de l’entreprise de réguler le turnover, mais dans de nombreux cas, ce sont les salariés eux-mêmes, en particulier les travailleurs migrants, qui choisissent de partir. Ces travailleurs ” s’enfuient ” de l’usine en raison du travail ultra-rapide et répétitif et des bas salaires. Une partie des ouvriers, des immigrés de l’Union Européenne et aussi des Tchèques, acceptent les conditions de travail imposées par Foxconn parce que c’est une grande entreprise et qu’elle est perçue comme un employeur qui peut offrir un salaire régulier, une couverture médicale et des prestations sociales.

Le nombre de travailleurs employés par Foxconn à tout moment est lié aux besoins de la production. Par conséquent, les salariés temporaires peuvent être renvoyés chez eux lorsque l’entreprise n’en a pas besoin :

” À la mi-août 2012, 300 Roumains ont été renvoyés chez eux parce qu’il n’y avait pas de travail ” (salarié temporaire roumain, Pardubice 31/8/12).

Pour le syndicat de l’entreprise, ce turnover pose une question plus compliquée parce qu’il rend la sensibilisation des travailleurs plus difficile :

” Le plus gros problème sur le site est le turnover des immigrés et des Tchèques. Les ouvriers qui décident de démissionner s’en vont parce que le travail est très répétitif et très rapide. Puis, il y a aussi le problème du temps de travail parce que les salariés triment 60 heures par semaine. ” (salarié permanent tchèque et délégué syndical, Pardubice 26/2/12)

Les agences de recrutement tentent de gérer ce turnover grâce à un type de contrat de travail particulier. Généralement, les salariés des agences signent d’abord un contrat de travail de 300 heures et, plus tard, après 2 mois, ils signent un autre contrat avec la même agence :

” De nombreux travailleurs polonais partent avant la fin des 300 heures ; lorsqu’ils voulaient démissionner immédiatement, on ne leur permettait pas de le faire et ils étaient obligés de travailler deux semaines de plus, l’agence leur disant que s’ils partaient, ils ne toucheraient rien du tout. ” (salarié polonais d’agence de recrutement, Pardubice 30/8/12

Ce système de flexibilité extrême des travailleurs immigrés garantit à Foxconn une adaptabilité très rapide aux besoins de la production.

Dans les deux usines, les ouvriers n’ont pas encore trouvé de quoi faire converger de manière significative leurs luttes et sont souvent divisés sur des critères communautaires. Foxconn s’appuie sur les traits communautaires pour organiser et former la main-d’œuvre (c’est-à-dire la coopération entre salariés) mais aussi pour contrôler et gérer les comportements des travailleurs à travers une série d’intermédiaires tels que les contremaîtres, les chefs de services, les interprètes et le personnel des agences. Les salariés permanents et ceux recrutés par les agences co-existent au sein du même site de production sans entretenir vraiment de relations en raison des problèmes linguistiques et, surtout, des préjugés. Bien que l’atelier offre un espace dans lequel les salariés peuvent apprendre des stratégies de résistance, des ouvriers de production à Foxconn n’ont pas pour le moment l’impression d’appartenir à la même classe. Qu’il s’agisse des salariés permanents ou temporaires, chaque groupe est convaincu que l’autre est autorisé à faire des heures supplémentaires et peut donc gagner plus d’argent. De toute évidence, la confiance ne règne pas entre ces deux groupes, en partie à cause du contrôle strict auquel sont soumis tous les ouvriers.

De nombreux immigrés se retrouvent isolés parce qu’ils ne savent pas parler le tchèque. Cela signifie qu’une partie d’entre eux ne comprennent pas le contenu du contrat de travail qu’ils ont signé. Le maîtrise de la langue tchèque est également indispensable pour ne pas se voir attribuer les tâches les plus dures :

” En règle générale, ceux qui ne parlent pas le tchèque travaillent sur une chaîne de montage. ” (salarié permanent tchèque et délégué syndical, Pardubice 26/2/2012)

Des conditions de travail différentes

Le système du travail en équipe divise les ouvriers en 3 groupes. D’abord, les salariés de Foxconn qui travaillent de jour et, dans certains cas, dans les équipes de nuit de 8 heures pour atteindre un total de 37,5 heures de travail par semaine. Ensuite, il y a les salariés de Foxconn qui travaillent en équipe de 12 heures, de jour comme de nuit, trois fois par semaine, voire plus souvent. Enfin, les salariés des agences, qui eux travaillent presque exclusivement en équipe de 12 heures de jour et de nuit, bien qu’ils ne travaillent 5 jours par semaine ou plus que pendant les périodes de rush. Cette organisation du temps de travail respecte, à quelques exceptions près, la législation nationale qui permet un maximum de 48 heures par semaine, heures supplémentaires incluses.

” La manière dont les équipes sont organisées et le temps de travail qu’elles impliquent ne présente aucune espèce d’importance tant qu’elles n’excèdent pas 40 heures par semaine. Ainsi, des équipes de 12 heures ou 24 heures sont admises. On peut aussi travailler avec deux contrats à plein temps en même temps. Ce n’est pas illégal. L’Union Européenne fait pression pour faire adopter la semaine de 48 à 56 heures, comme c’est le cas dans l’Europe des 15. ” (syndicat CMKOS, Prague 4/9/12)

Un système d’horaires annualisés a été instauré depuis presque 2 ans et il a été conclu dans le cadre d’un accord d’entreprise dans le but de mettre en place une importante flexibilité horaire en faveur de l’entreprise. Les ouvriers en équipe de 12 heures ont besoin de travailler au total 930 heures sur 6 mois. Qu’ils réalisent plus ou moins que 930 heures sur 6 mois ne change rien, ils perçoivent le même salaire mensuel. Cependant, ce que cache ce système, c’est que les jours de travail du week-end sont comptabilisés de la même manière que les jours de la semaine et, du coup, ne permettent pas de gagner un meilleur salaire.

De plus, ce fond est utilisé pour organiser les équipes de travail. Cela signifie que les gestionnaires font travailler ceux qui n’ont pas accumulé assez d’heures et excluent temporairement de la production ceux qui ont effectué suffisamment d’heures.

Les équipes de 12 heures sont de fait accompagnées de longues périodes de repos et, pendant ce temps, les travailleurs restent dans les dortoirs, en attendant qu’on les appelle pour travailler. Ceux qu’on ne fait pas travailler pendant plusieurs jours, et même parfois plusieurs semaines, restent généralement à l’intérieur des dortoirs sans quitter la ville. Cependant, si les commandes sont faibles, les agences sont susceptibles de renvoyer temporairement les salariés vers leur pays d’origine. Les agences les rappelleront dès que les commandes augmentent de nouveau. Ainsi, comme on peut le voir, une des caractéristiques principales des usines Foxconn en République tchèque est leur incontestable capacité à gérer un volant fluctuant de main-d’œuvre :

” Actuellement, je travaille pour Foxconn par l’intermédiaire d’une agence, mais le problème, c’est qu’on ne travaille pas assez. En janvier 2012, j’ai travaillé seulement 51 heures et gagné 5 000 couronnes (203 €). Tous les matins, je me pointais à l’usine pour demander si j’avais une chance de travailler, mais on m’a dit qu’il n’y avait pas de travail pour moi. Il y avait des centaines d’ouvriers dans mon cas. Nous sommes tous embauchés par les agences, on se rend devant les portes de l’usine et on attend que le patron nous appelle. Mais ils n’en appellent qu’une dizaine environ, les autres attendent un coup de fil de l’agence ou retournent au dortoir. Et il y en a quelques uns qui attendent toute la matinée devant les portes de l’usine. ” (travailleur polonais d’une agence de recrutement, Pardubice 26/2/2012)

Du vieux vin dans une bouteille neuve ?

On peut qualifier le rôle des syndicats chez Foxconn de marginal. Ce n’est pas uniquement parce que le taux de syndicalisation au sein des usines est faible et que le turnover est élevé, c’est aussi en raison des préoccupations des syndicats qui restent à visée locale. S’il y a peu de coordination entre les syndicats sur les deux sites tchèques, celle avec le syndicat de l’usine de Foxconn tout proche en Slovaquie est encore plus faible. Selon un délégué syndical à Pardubice :

” En Slovaquie, à Nitra, le syndicat fait uniquement ce que souhaite Foxconn et, de fait, celui de Pardubice n’est pas autorisé à lui parler. [… ] Nous n’avons aucun contact avec les syndicats des autres pays. ” (salarié et délégué syndical tchèque, Pardubice 12/9/12)

Une des luttes les plus importantes pour les salaires et les conditions de travail a eu lieu sur le site de Kutna Hora, dans lequel, au sein de la division Apple, les ouvriers ont entrepris un mouvement timoré de protestation. Un ex-travailleur, licencié en raison de son rôle dans ce mouvement, la décrit de la sorte :

” Lorsqu’ils [Foxconn] ont commencé à ne pas payer les heures supplémentaires, nous, en tant que syndicat, nous avons envoyé un courrier à la direction [du syndicat] à Pardubice pour leur proposer une réunion… A Pardubice, le gars de 75 ans qui était à la tête du syndicat ne voulait rien faire, juste qu’on lui foute la paix. Lorsque la direction du syndicat a finalement changé […] on a commencé à en faire un peu plus pour soutenir les gens… La seule manifestation que nous ayons organisée fut lorsque nous avons brandi la menace d’une ” grève d’urgence “. J’ai transmis nos revendications à l’entreprise parce qu’ils avaient promis aux gens des primes annuelles, quelque chose comme un 13ème mois [mais ils n’ont pas tenu leur promesse] … A ce moment-là, on a dit qu’on y tenait et qu’on allait démarrer une grève, et qu’il n’y aurait rien de produit avant Noël. Avec la pression du marché, ils [la direction] ont commencé à prendre peur, immédiatement, ils ont eu les fonds et les ouvriers ont reçu la somme sur leur compte en banque en moins d’une semaine… Apple a ensuite organisé un audit et lorsqu’ils ont débarqué, ils ont demandé aux gens s’ils étaient satisfaits des conditions de travail, etc. Alors, les salariés ont dit ouvertement ce avec quoi ils n’étaient pas d’accord, ce qu’ils n’appréciaient pas… Ceux qui ont réalisé l’audit ont affirmé qu’ils souhaitaient améliorer les conditions de travail mais, au lieu de cela, Foxconn a fermé le service dans les 6 mois et 330 salariés ont été licenciés… Le plan social devait être déclaré à l’inspection du travail, mais ils l’ont fait d’une manière intelligente parce que, selon la loi, un plan social, c’est lorsqu’on vire 30 salariés ou plus. Foxconn s’est arrangé pour licencier 29 ouvriers tous les mois […] Chaque mois, régulièrement, ils ont licencié 29 personnes. ” (ex-salarié tchèque de Foxconn, Kutna Hora 25/2/2012)

Le syndicat a environ 250-300 membres à Pardubice et 80 à Kutna Hora. La très grande majorité d’entre eux sont des salariés permanents tchèques puisque les salariés d’agence — principalement des travailleurs migrants — ne peuvent pas adhérer au syndicat chez Foxconn.4 Il n’est pas surprenant dans ces conditions que les griefs des salariés temporaires soient prises en compte presque exclusivement par les quelques associations et groupes dont l’objet est d’apporter un soutien et une aide aux migrants. L’exclusion de facto des salariés temporaires rend incertain le rôle que pourraient jouer les syndicats à l’avenir, comme l’explique un salarié récemment licencié :

” A certains moments, il n’y avait que des travailleurs temporaires à la production. ” (ouvrier tchèque et délégué syndical, Pardubice 12/9/12)

Succursales internationales : le rôle des agences de travail temporaire

Une des principales caractéristiques du système de production mondialisé est le recours massif à des agences de travail temporaire qui s’interposent entre le travail et le capital, particulièrement dans le cas des travailleurs migrants. Le pouvoir de ces agences de recrutement privées réside dans leur capacité à structurer différents segments de la force de travail. Au niveau international, les marchés du travail sont de plus en plus gérés par des intermédiaires tels que les agences de recrutement pour permettre au capital d’extraire de la valeur de cette activité et de gérer/contrôler la force de travail.

Dans ce marché du travail segmenté, caractérisé par des salaires moyens faibles, les marges dont bénéficient les agences peuvent apparaître assez limitées. Cependant, il semble que, globalement, leurs marges ne sont pas le résultat de cette seule fonction d’intermédiation, mais de la gestion globale de groupes de travailleurs migrants, intégrant les questions du transport, du logement, etc.

Le nombre de travailleurs salariés par ces agences varie en fonction des commandes de production, mais peut représenter jusqu’à 60% du total de la main-d’œuvre employée.5 Cela correspond à environ 2000-2500 ouvriers dans l’usine de Pardubice et 1000-1500 dans celle de Kutna Hora. En ayant recours à ces agences, Foxconn peut s’assurer d’une flexibilité considérable, moyen pour elle de faire face à de fortes fluctuations de la production. C’est d’autant plus le cas lors des périodes de pic de production en décembre lorsque les consommateurs occidentaux attendent avec impatience d’acquérir les derniers gadgets technologiques. Un ouvrier l’explique ainsi :

” 2004 et 2005 étaient de bonnes années. Par la suite, on a commençé à subir la pression de la flexibilité. Il n’y a pas de niveau de production fixe, tout dépend du cycle de vie du produit, du caractère saisonnier du travail. De plus, l’activité est liée à l’évolution du dollar, qui joue par conséquent sur la valeur et la production. ” (salarié permanent tchèque, Pardubice 31/8/12)

En 2010, les migrants embauchés par les agences étaient originaires principalement du Vietnam, de Roumanie, de Bulgarie et de Slovaquie. Mais à partir de 2012, une nouvelle loi sur l’immigration interdit aux agences de recruter des salariés ressortissants de pays tiers (RPT). Le fait que les salariés n’appartenant pas à l’Union Européenne soient obligés de signer un contrat en direct avec l’employeur a entraîné, ces dernières années, une baisse du nombre de travailleurs provenant de pays tiers chez Foxconn et ils représentent aujourd’hui environ 8 à 10 % contre 20 à 25 % il y a quelques années. Ce changement a obligé les agences à modifier, au moins en partie, leurs relations avec l’entreprise. Plutôt que de “louer” des ouvriers à une entreprise, elles assument un rôle d’intermédiaire entre les ouvriers et l’entreprise. D’ailleurs, afin de contourner ces nouvelles règles, les agences ont ouvert des succursales qui sont immatriculées légalement en tant qu’entreprises. Elles peuvent ainsi employer des salariés ressortissants de pays tiers et, ensuite, fournir à Foxconn de la main-d’œuvre RPT sur la base du contrat commercial précisant le rapport entre les deux entreprises. Concrètement, cela signifie que l’agence en question prend une partie de la production de Foxconn en sous-traitance et, par la suite, gère ses propres chaînes de montage (et salariés, qu’ils soient RPT ou UE) au sein même du site de Foxconn.

Par conséquent, comme on peut le voir, le fait que les agences soient légalement employeurs des salariés temporaires aboutit, dans le cas de Foxconn, à l’affaiblissement du rapport entre l’entreprise utilisatrice et le salarié d’agence. Les agences sont chargées du recrutement des salariés dans les pays d’origine, elles organisent leur transport, leur logement dans des dortoirs, leur transfert du dortoir jusqu’à l’usine, elles gèrent le travail des ouvriers dans l’usine et elles organisent le voyage de retour des salaries dont l’entreprise n’a plus besoin. Ce processus répond aux exigences d’une production “juste à temps” : les ouvriers migrants quittent leur pays d’origine et, le plus souvent, signent le contrat avec l’agence jour même le contrat et, une fois arrivés à Pardubice, ils sont mis au travail dans les 24-48 heures :

” Je suis arrivé en juillet 2012 parce que mon frère travaillait là depuis 4 ans déjà et qu’il m’a dit qu’on pouvait se faire un bon salaire ici… Dans le bus, on était 50 ouvriers et tout était organisé par l’agence… J’ai commencé à travailler deux jours après mon arrivée. ” (ouvrier bulgare salarié d’agence, Pardubice 1/9/12)

Toutes les agences ont des coordinateurs de la production qui sont chargés des ouvriers dans l’usine et des coordinateurs des dortoirs chargés d’organiser le logement des ouvriers et le maintien de la discipline entre les ouvriers à l’intérieur des dortoirs. Ces derniers peuvent être eux-mêmes des immigrés maîtrisant bien la langue tchèque. Les coordinateurs de la production, eux, collaborent de manière étroite avec Foxconn et participent aux réunions de production de la société. De plus, les coordinateurs des agences règlent aussi les formalités avec la police concernant la domiciliation des ouvriers et s’occupent de tous les autres aspects touchant à la reproduction des migrants. L’agence est véritablement une entreprise dans l’entreprise.

Une force de travail internationale pour une entreprise multinationale

Dans les usines de Foxconn en République tchèque, on trouve donc une force de travail internationale. En dehors des ouvriers du pays, il y a des travailleurs migrants de Slovaquie, de Bulgarie, de Mongolie, de Roumanie, de Pologne, d’Ukraine et du Vietnam. Les liens historiques entre les ex-pays socialistes constituent la base des flux migratoires, qui sont gérés par les agences de recrutement opérant au-delà des frontières de la République tchèque. Dans les années 1990, la République tchèque était considérée comme une zone tampon de migration entre l’Europe de l’Ouest et de l’Est. Ces dernières années, cependant, en raison des rapides transformations économiques, le pays est devenu une zone où stationne la main-d’œuvre migrante temporairement au sein d’une Union Européenne élargie qui se caractérise par des niveaux salariaux moyens.

Le descriptif qui qualifie au mieux les jeunes polonais, slovaques et roumains est celui d’une main-d’œuvre mobile et internationale. Le système des agences de recrutement permet à ces ouvriers de trouver du travail relativement facilement tout en facilitant l’exploitation de leur force de travail. Ils font partie de cette vaste réserve de travailleurs qui, au sein de l’Union Européenne, connaissent déjà le travail à bas salaire :

” J’ai travaillé comme maçon en Hongrie. En Slovaquie, j’ai bossé à l’usine TPCA [une joint venture entre Toyota, Peugeot, Citroën et Audi] et, en Italie, j’ai travaillé dans l’agriculture. Maintenant, je me retrouve ici. Je suis arrivé en Italie, à Imola, en septembre 2011 et le salaire était de 6 euros, mais en mars 2012, ça a baissé à 3,5 euros, alors j’ai décidé de retourner en Roumanie. Puis, j’ai su que l’agence cherchait des gens pour travailler à Foxconn et je suis venu ici. ” (travailleur temporaire roumain, Pardubice 2/9/12)

Un des flux de travailleurs migrants non européens les plus importants est sans aucun doute celui du Vietnam, qui constituait le principal fournisseur de main-d’œuvre immigrée pour le bloc de l’Est pendant la période avant 1989. Aujourd’hui, la migration d’ouvriers vietnamiens est très restreinte en raison du nombre limité de possibilités. On peut quitter le Vietnam par l’intermédiaire des agences de recrutement habilitées par l’Etat, ou bien en passant par des intermédiaires entre les candidats à l’immigration et l’ambassade tchèque au Vietnam. Ce ne sont pas les plus pauvres qui décident de quitter le Vietnam ; ils disposent en général d’un peu d’argent et de contacts dans les villes en question. La plupart des travailleurs vietnamiens versent jusqu’à 10 à 15 000 dollars américains aux intermédiaires pour pouvoir immigrer en République tchèque et espèrent rembourser cette somme en 2 à 3 années. L’endettement des migrants est devenu un grave problème au Vietnam en raison de la crise économique internationale et de nombreuses familles ont tout perdu parce que leurs dettes sont évaluées en or et que le cours du précieux métal a augmenté avec la crise.

Un certain nombre de travailleurs vietnamiens embauchés par Foxconn avaient déjà acquis une grande expérience professionnelle à l’étranger avant d’arriver en République tchèque :

” J’ai une longue expérience de travail à l’étranger. J’étais en Corée du Sud de 1995 à 2002 ; ensuite, je suis allé à Taiwan de 2003 à 2005 et après, au Qatar. J’étais au Qatar en 2007 lorsque j’ai entendu parler d’une opportunité pour aller travailler en République tchèque. Du coup, j’ai décidé tout de suite d’en profiter. Et je suis arrivé ici. Je suis chef d’équipe et je travaille en général avec des ouvriers vietnamiens. ” (salarié permanent vietnamien, Pardubice 27/2/12)

Des nuits harmonieuses

La plupart des travailleurs immigrés recrutés par les agences dorment dans des dortoirs en ville et hors de l’usine. Certains sont des hôtels bas de gamme tandis que d’autres sont destinés exclusivement aux ouvriers et sont situés dans d’anciennes casernes de l’armée. Les dortoirs appartiennent à des propriétaires privés, à des agences ou à Foxconn. En général, les agences louent un nombre déterminé de chambres, indépendamment du nombre de travailleurs, et logent la grande majorité des ouvriers dans des dortoirs.

Il existe une hiérarchie nette entre les dortoirs qui semble être liée aux qualifications des travailleurs et à leur expérience professionnelle, à leur nationalité et à l’agence pour laquelle ils travaillent. Le meilleur dortoir de la ville porte le nom évocateur de ” Hôtel Harmonie ” et accueille, dans ses deux bâtiments, plusieurs centaines de travailleurs slovaques, roumains et polonais, jeunes ou d’âge moyen, recrutés presque exclusivement par Xawax. A l’Hôtel Harmonie, les chambres disposent de 4 lits ; chacune est équipée d’une salle de bains (douche et toilettes) et d’une minuscule cuisine dotée d’une cuisinière et d’un frigo.

Le système des dortoirs n’est pas nouveau en République tchèque. De nombreux pays socialistes se sont efforcés de maintenir une part importante de la population dans les zones rurales et de concentrer les industries dans les plus grands centres urbains, ce qui a engendré des migrations quotidiennes de grande ampleur. Depuis, l’Etat s’est délesté des coûts de ce type de développement sur les salariés, que ces derniers subissent à la fois sous forme de manque d’accès aux services et de temps passé dans les trajets.

Le système des dortoirs permet à Foxconn de disposer d’une réserve de main-d’œuvre qui est en permanence sous la coupe des agences. Certains immigrés vivent dans les dortoirs pendant 6 mois, mais d’autres y restent pendant 5 ans.

Ce sont les agences qui organisent le logement des ouvriers dans les dortoirs. Les agences ont des coordinateurs qui s’en occupent et qui sont responsables de la répartition des chambres et de la paperasserie aussi bien que du contrôle des travailleurs. Ce contrôle n’est pas acharné, mais il est permanent et a pour but d’éliminer les comportements considérés comme dangereux par les entreprises (comme fumer dans les chambres) ou pouvant diminuer la productivité (comme boire de manière excessive) ou encore qui encouragent l’hébergement de proches :

” Au moins une fois par mois, quelqu’un (de l’agence) vient contrôler que personne d’autre que les ouvriers y dorment. Ils ont les clés des chambres et ils y pénètrent même si on n’ouvre pas la porte. ” (salarié temporaire roumain, Pardubice 1/9/12)

Le logement est pris en charge par l’agence mais si les ouvriers ne respectent pas les règles, ils peuvent être licenciés et sont alors obligés de payer eux-mêmes leur logement. Il y a aussi des salariés qui quittent d’eux-mêmes les dortoirs au bout de plusieurs mois pour loger dans des maisons privées, mais le prix en ville est plus élevé :

” Je me suis installé dans un appartement parce que là, il y a moins de contrôle… Lorsque je dormais dans le dortoir, le coordinateur pouvait venir, frapper à la porte, entrer et nous dire ‘aller hop, au boulot’. Il pouvait nous alpaguer et nous obliger à y aller, même si on venait tout juste de finir le travail. Il pouvait nous réveiller aussi, et nous forcer à aller bosser. Dans les appartements, ce n’est pas la même chose. Je suis plus détendu parce qu’on paie pour se loger et, du coup, on nous traite avec plus de respect. ” (salarié temporaire polonais, Pardubice 30/8/12)

Les contrôles des migrants par la police ne sont pas insupportables, mais parfois la police vient dans les dortoirs et dans d’autres lieux fréquentés par les immigrés :

” La police débarque parfois dans les chambrées et même dans les appartements, les bars, les supermarchés et les gares pour contrôler les migrants. ” (membre d’une ONG, Prague
27/2/2012)

Conclusion

Foxconn est la plus grande entreprise du monde de services de fabrication électronique (EMS – Electronics Manufacturing Services) fournissant des produits électroniques pour des marques telles que Apple, HP, Dell, Nokia, Motorola, Sony et Samsung. Depuis 1988, sa présence la plus massive est en Chine où elle gère actuellement 31 sites de production. Cependant, on connaît encore peu de choses sur Foxconn dans l’Union Européenne, même si des pays de l’UE servent de pôle de production des TIC pour les marchés européens de produits électroniques.

L’image qui ressort de ce panorama des deux usines Foxconn en République tchèque, Pardubice et Kutna Hora, est celle d’une production fortement saisonnière et qui, pour être en mesure de faire face à ces besoins saisonniers, a recours à une proportion élevée de travailleurs immigrés. Ces ouvriers, qui sur ces deux sites représentent un peu plus de la moitié des salariés, viennent presque tous de pays voisins membres de l’Union européenne tels que la Slovaquie, la Pologne, la Roumanie et la Bulgarie et ont été recrutés et embauchés par les agences de recrutement sous des contrats de travail renouvelables à durée déterminée. La nationalité des salariés est un élément jouant un rôle important dans l’organisation de la production puisque c’est, avec leur langue, un critère de répartition des ouvriers sur les chaînes de montage.

La même division se retrouve dans les dortoirs, où les chambres sont réparties entre les ouvriers sur la base, encore une fois, de leur nationalité. C’est ce qui tend à limiter l’interaction entre ouvriers à ceux qui partagent le même dortoir ou travaillent sur la même chaîne de montage. Les différentes nationalités sont organisées de manière hiérarchique ; parmi les ouvriers étrangers, les Slovaques sont en haut de l’échelle et les Bulgares en bas, ce qui engendre des écarts entre les niveaux de salaire horaire et, par conséquent, entre les conditions de vie.

Le recrutement des ouvriers dans le pays d’origine, leur voyage jusqu’en République tchèque, leur logement en dortoir et leur transfert entre le logement et le travail – tout est géré par les agences de travail temporaire. Celles-ci sont également responsables des travailleurs temporaires sur le site de production, notamment de leur répartition spatiale conformément aux directives de Foxconn, de la distribution de vêtements de travail et du contrôle de leur performance et de leur assiduité. Par conséquent, les agences de travail temporaire jouent un rôle clé, à la fois en termes d’organisation de la production et de reproduction de la force de travail, ce qui permet à Foxconn de disposer d’une main-d’œuvre à flux tendu, nécessaire à une production fluctuante.

La flexibilité, qui caractérise également la force de travail permanente, est mise en pratique par l’entreprise à travers le système d’horaires annualisés. La position de force dont jouissent les agences et Foxconn dans la gestion de la main-d’œuvre a été rendue possible par les politiques néolibérales de l’Etat, qui autorisent des horaires de travail très longs et encouragent l’activité des agences à travers des réglementations et des exigences peu strictes. La forte proportion de travailleurs précaires et mobiles peut d’ailleurs réduire la pression sur l’Etat en termes de prestations sociales et sur l’UE en termes de chômage global.


Notes:

1 Les agences de recrutement, désignées dans le texte par ” agencies “, ” recruitment agencies ” ou encore ” employment agencies “, ne sont pas à proprement parler des agences de travail temporaire (employant des intérimaires) telles que nous les connaissons dans certains pays européens, ni de simples entreprises de sous-traitance. Leur rôle d’employeur est plus fort et, comme le montre bien ce texte, s’étend jusqu’à la gestion des papiers d’identité des travailleurs immigrés et leur logement.

2 ” Foxconn s’est vue attribuer une exonération d’impôts pour une durée de 10 ans en République tchèque… Produire au sein de l’Union européenne permet à des entreprises comme Foxconn et Changhong d’éviter de payer les droits des douanes de 14% imposés par Bruxelles sur chaque poste de télévision fabriqué en Chine. ” (Evertiq, “Asian EMS-firms discover Eastern Europe”, 5/1/2007, http://evertiq.com/news/6299).

3 En plus des deux sites de fabrication situés en République tchèque, il y a une usine à Nitra, dans la Slovaquie voisine, qui produit principalement des téléviseurs à écran plat Sony.

4 Seuls 30 d’entre eux sont des travailleurs migrants. Selon d’autres sources : ” le syndicat compte 500 membres mais ne représente pas les salariés des agences de recrutement “.

5 ” Selon des informations fournies par les syndicats, 58 % des travailleurs chez Foxconn à Pardubice et à Kutna Hora étaient des salariés d’agences en 2009. Cependant, ce total varie en fonction du niveau des commandes. ” (Bormann et Plank 2010, p. 41)

 

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