“J’ai perdu six ans de ma vie” – Histoire d’une ouvrière de Foxconn à Nitra en Slovaquie

Propos recueillis par gongchao/kpk (avril 2013)

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[Traduit par Echanges et Mouvement http://www.mondialisme.org]

Nous avons rencontré Lucia, âgée d’environ 25 ans, dans la ville de Slovaquie où elle vit. Nous avions pris contact avec elle par l’intermédiaire d’amis, curieux d’en savoir plus sur les conditions de travail dans l’usine Foxconn de Nitra en Slovaquie. Lucia y avait travaillé pendant six ans avant d’être licenciée début 2012, avec des centaines d’autres travailleurs.

À la fin de sa scolarité, Lucia avait travaillé dans une usine en République Tchèque avant de rentrer en Slovaquie et de rejoindre l’usine Sony de Trnava en 2006. Elle resta dans l’entreprise lorsque fin 2007, l’usine fut transférée à Nitra, pour être ensuite reprise par Foxconn début 2010. L’usine produit des téléviseurs, consoles et cartes-mères Sony.

Au début, Lucia était employée chez Sony par le biais d’une agence d’intérim et vivait dans un dortoir à Trnava. Plus tard, elle fut embauchée en CDI chez Sony et son contrat fut maintenu par Foxconn. Elle commença à travailler à la production sur une chaîne de montage de téléviseurs Sony. Plus tard, elle travailla au contrôle de la qualité et tant que remplaçante/circulante.

L’usine

À Trnava, Sony employait 1500 travailleurs, nombre qui passa à 3000 à Nitra. Alors que Sony produisait 330 téléviseurs par jour à Trnava, à Nitra Foxconn en produisait 400, et ensuite de 550 à 900 par jour. Lucia a insisté sur le fait que la qualité des téléviseurs Foxconn est très inférieure.

Lorsque Foxconn reprit l’usine, il garda la plupart des ouvriers ; la technologie et le processus de production restèrent identiques. L’usine continua à produire des téléviseurs Sony, mais les patrons changèrent, et selon Lucia, la surveillance s’intensifia et les contrôles étaient fréquents. Avant les contrôles, les superviseurs faisaient fortement pression pour que tout soit propre et que l’on travaille dur.

Les ouvriers

Environ 50 % des ouvriers à Foxconn étaient salariés d’agences de travail temporaire et 50 % salariés de Foxconn, mais la plupart de ces derniers travaillaient en CDD. Les précaires employés par les agences travaillaient pour des périodes de plusieurs jours, plusieurs semaines ou plusieurs mois, avec des interruptions. Ils étaient logés dans des dortoirs, ce qui n’était pas le cas des ouvriers sous contrat. Seuls les chefs de chaîne et la maîtrise bénéficiaient d’une allocation logement de 100 euros ou plus.

Tous les travailleurs étaient slovaques, quelques-uns d’origine Rom, mais aucun n’était étranger. La plupart étaient jeunes, mais certains parmi ceux que Foxconn a repris étaient plus âgés, ils avaient jusqu’à 50 ans, et travaillaient dans l’usine depuis 15 ans.

Lucia nous a dit que les relations entre les précaires et les ouvriers sous contrat étaient en général bonnes ; ils travaillaient ensemble sur les mêmes chaînes, mais sur certaines chaînes, il n’y avait que des précaires.

Les conditions de travail

Les salaires ne changèrent pas lors de la reprise de l’usine Sony par Foxconn. Chez Sony, Lucia touchait 500 euros par mois en tant qu’employée sous contrat, chez Foxconn, cette somme fut peu à peu rognée. Le bulletin de salaire était incompréhensible. Le salaire le plus élevé de Lucia était de 550 euros après déductions fiscales, mais la plupart du temps, il oscillait entre 330 et 450 euros. Les précaires gagnaient plus que les permanents, environ 600 euros par mois (soit entre 3 et 3,30 euros de l’heure, plus les heures supplémentaires).

L’usine a fonctionné d’abord par équipes du matin et de l’après-midi, et par équipes de nuit pour la production des cartes-mères. Il s’agissait d’équipes de 8 heures, avec des heures supplémentaires lorsqu’il fallait terminer des commandes. Il arrivait que l’équipe du matin doive travailler jusqu’à 18 heures, surtout pendant la saison haute après les vacances d’été, pour préparer les ventes de Noël.

Les employés sous contrat qui vivaient à Nitra ou dans d’autres villes étaient amenés à l’usine dans des cars de l’entreprise interdits aux précaires. Lucia devait se lever à 3 heures du matin, prendre le car à 4 heures et commencer à travailler à 6 heures. Elle rentrait chez elle vers 16 heures ; son trajet quotidien durait une heure et demie dans chaque sens.

Les objectifs de production étaient communiqués pendant l’assemblée du matin. Ensuite les ouvriers devaient lire le planning à leur poste de travail ; des écrans affichaient le nombre d’unités produites et la différence avec les objectifs de production (rouge signifiait en-deçà des objectifs, vert au-delà). S’il restait une commande à terminer, ils devaient continuer à travailler, mais si ce n’était pas si urgent, une autre chaîne s’en chargeait, ou bien ils terminaient le lendemain.

Lucia a ajouté que depuis 2010, il n’y avait plus qu’une équipe du matin aux horaires prolongés en raison de l’insuffisance de commandes. Alors qu’auparavant, à l’époque où les commandes affluaient, ils travaillaient pendant la semaine et en heures supplémentaires le samedi, avec un congé le dimanche, à la suite de ces changements, il n’y eut plus de travail le samedi.

Selon Lucia, 99 % des ouvriers n’arrivaient pas à suivre les cadences. Le travail était trop rapide et trop épuisant et il n’y avait pas assez de temps pour manger ou aller aux toilettes. Les pauses étaient trop courtes et la cantine trop éloignée. Lorsqu’une chaîne n’avait pas de travail, les ouvriers devaient travailler sur d’autres chaînes ou faire du nettoyage. Alors qu’à l’époque de Sony à Trnava les ouvriers pouvaient sortir ou boire un café, chez Foxconn, ils devaient rester sur les chaînes, parfois des heures durant.

Le personnel se renouvelait très souvent, et Lucia nous a dit qu’en général les précaires, après avoir travaillé chez Foxconn depuis quelque temps, ne revenaient plus.

Les rapports sociaux

Dans l’usine de Nitra, Foxconn avait un système de sanctions sévère : la première infraction au règlement coûtait 100 euros. Les ouvriers étaient renvoyés après la troisième sanction. Pour être sanctionné, il suffisait d’arriver en retard au travail ou après une pause. ” On nous disait de la boucler et de travailler. ”

Les ouvriers n’avaient pas le droit de parler en travaillant, il n’y avait pas de musique, tout était totalement silencieux et on s’ennuyait. Il était difficile de ralentir le processus de travail, car dès qu’un changement s’affichait sur les écrans, les cadres intervenaient immédiatement. Mais la qualité déclinait si on accélérait les cadences.

Les rapports hiérarchiques étaient très strictes : le niveau inférieur comprenait les ouvriers de production qui travaillaient sur les chaînes et devaient porter des gilets antistatiques gris (ce qui n’empêcha pas Lucia de recevoir un jour une décharge électrique) ; les remplaçants/circulants et les contrôleurs de qualité gagnaient 50 euros de plus – mais Lucia ne les a jamais touchés lorsqu’elle exerçait ces fonctions – et ils portaient les mêmes gilets ; les chefs de chaîne, souvent des Slovaques de la région, portaient des gilets jaunes ; les chefs d’équipe des gilets verts ; les cadres avaient des gilets rouges : certains étaient slovaques, mais la majorité étaient chinois ou espagnols.

Lucia a fait état de cris et de disputes à l’usine à propos des heures supplémentaires ou de la qualité. Un jour, une chaîne entière a quitté le travail en dépit d’heures supplémentaires annoncées. Elle nous a dit que ” À l’usine, il est important de résister ! ”

Division sexuée du travail

Les hommes étaient affectés aux tâches qui impliquaient de soulever des charges (par exemple soulever les téléviseurs pour les poser sur la chaîne), alors que les femmes étaient chargées des travaux soi-disant simples, comme l’assemblage des composants. Il y avait de nombreuses femmes parmi les chefs de chaîne parce que le salaire n’était pas beaucoup plus élevé, mais les chefs de chaîne avaient beaucoup plus de responsabilités. Il y avait quelques femmes parmi les chefs d’équipe, mais aucune parmi les cadres. À cause de la crise, tous les travailleurs d’agences ont été remerciés ; les femmes sous contrat ont dû faire le travail que les hommes faisaient auparavant, comme soulever des charges ; et là où, avant, deux personnes travaillaient à un poste, un seul ouvrier devait dorénavant assumer la même charge de travail.

Le syndicat

D’après Lucia, un ouvrier a créé un syndicat à l’usine de Nitra (voir l’extrait d’interview ci-dessous), qui a effectivement négocié avec la direction mais n’a pas réussi à améliorer les primes et salaires ni à empêcher les licenciements. Les syndicalistes faisaient le tour de l’usine – ce que Foxconn interdisait – et demandaient aux gens d’adhérer, mais peu l’ont fait. Le gars qui avait lancé le syndicat a été licencié, et ensuite il n’y a plus eu d’activité syndicale à l’usine. Lucia nous a dit : ” Le syndicat n’a rien changé. ”

Les autres usines

En République tchèque, il y avait peu d’informations sur les usines Foxconn, mais certains ouvriers qui y avaient travaillé disaient que les conditions de travail étaient meilleures. Les ouvriers ont entendu parler des suicides chez Foxconn en Chine et en ont discuté. Lucia nous a raconté qu’ils avaient dit en plaisantant qu’il y aurait aussi un jour des suicides dans l’usine slovaque.

Réduction d’effectifs

Les effectifs de l’usine ont été réduits après 2010. On est passé de 32 chaînes de production à 15 début 2012, et à 5 début 2013. Au cours des deux dernières années, il y a eu plusieurs vagues de licenciements collectifs, parfois plus d’une centaine d’ouvriers. On a remercié tous les travailleurs d’agences, et beaucoup d’ouvriers sous contrat sont chez eux et attendent qu’on les appelle pour venir travailler. Il y a parfois du travail pour un jour ou deux. Ceux qui restent chez eux touchent 60 % de leur salaire. D’habitude en début d’année, on démarre la production d’un nouveau modèle, mais pas cette année.

Avec 700 autres ouvriers, Lucia a été licenciée début 2012. Elle a touché trois mois d’indemnités de licenciement avec sa prime annuelle et son dernier salaire, le tout s’élevant à un peu plus de 1000 euros. Comme la somme a été, à dessein, versée d’un seul coup, la déduction fiscale a été plus importante qu’elle ne l’aurait été dans le cas contraire. Au bout de quelques mois, elle a trouvé un emploi dans un restaurant.

Lucia a commencé à travailler à l’usine encore adolescente et y a travaillé pendant six ans. Selon elle, le temps s’est écoulé rapidement, mais elle a eu l’impression d’être là depuis dix ans. Pour elle, ce sont des années ” perdues “, et elle ne voudrait pas recommencer.


Interview d’Oto Masaryk, délégué syndical de l’usine Foxconn de Nitra

(extrait tiré d'” Odbory : Ciel’om Foxconnu je zbavit’ sa stálych prakovnikov “, Pravda, 30 mai 2011, n° 124, p. 11.)

” Du point de vue de l’employeur, s’il n’y a pas de commandes, les ouvriers ne travaillent pas et ne sont pas payés. Si les commandes hebdomadaires sont prêtes le jeudi, on supprime la journée de travail du vendredi, les gens rentrent chez eux et ne gagnent rien. Pour l’employeur, c’est excellent, il obtient la flexibilité maximum. Mais les gens n’ont presque rien pour nourrir leur famille…

Voilà comment ça marche. Le matin, le cadre annonce que ce jour-là, on va produire 600 téléviseurs. Si on n’y arrive pas, on doit rattraper le retard en heures supplémentaires. Bien entendu, les gens se fatiguent et font des erreurs. Si vous faites une erreur de montage sur un contact, c’est considéré comme une infraction à la discipline. La première infraction vous coûte la moitié de votre prime annuelle (treizième mois), la deuxième vous coûte l’intégralité de la prime et à la troisième, vous êtes licencié…

Paradoxalement, dans notre entreprise, on travaille en heures supplémentaires ou on reste chez soi. C’est la flexibilité maximum. Pour obtenir la productivité la plus efficace, ils ont besoin de se débarrasser de la plupart des ouvriers sous contrat et d’embaucher uniquement des salaires d’agences. Il arrive que pendant une journée on ferme la chaîne de production des écrans LCD alors que les autres chaînes travaillent normalement. Et aussi, le médecin de l’entreprise n’hésite pas à certifier un licenciement pour raisons de santé, et comme ça, l’entreprise ne verse qu’une indemnité de deux mois. “

 

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